Première parution en 1932
Trad. de l'anglais par F. Roger-Cornaz. Édition d'André Topia. Postface d'André Malraux
Collection Folio classique (n° 2499), Gallimard
Parution : 24-06-1993
Présentation de l'éditeur : Le roman le plus connu de D.H. Lawrence. Son succès repose sur l'idée que c'est le chef-d'œuvre de la littérature érotique, l'histoire d'une épouse frustrée, au mari impuissant, et qui trouve l'épanouissement physique dans les bras vigoureux de son garde-chasse. Mais l'importance du livre est dans la peinture d'un choc historique et social qui constitue le monde moderne. Entre la communauté rurale anglaise et le monde industriel, c'est tout le tissu d'un pays qui se déchire. La forêt du roman, où vit Mellors, le garde-chasse, représente le dernier espace de sauvagerie et de liberté ; lady Chatterley l'y retrouve et s'y retrouve, tout en voyant basculer son univers habituel. Ce roman poétique doit être lu comme un mélange de voyage initiatique, de descente aux enfers, comme une grande lamentation sur l'état de l'Angleterre, aux échos bibliques. L'intrigue amoureuse séduit à une première lecture ; mais le roman a une valeur historique et symbolique.
Fin août 1928, les douanes américaines décidèrent de confisquer les exemplaires de L’Amant de lady Chatterley pour obscénité. Et, début de 1929, les agents et éditeurs anglais de Lawrence reçurent la visite d’inspecteurs de police cherchant des exemplaires du roman et allant même perquisitionner au domicile de certains amis de l’écrivain. Pourtant, Lawrence n’est pas ce pornographe que certains ont cru, bien au contraire.
Dans sa préface de L’Amant de lady Chatterley, extraite du début de l’essai « À propos de L’Amant de lady Chatterley » écrit à l’automne 1929 et publié dans Phœnix II, Lawrence écrit : « Malgré tout ce qu’on pourra dire, je déclare que ce roman est un livre honnête, sain, et nécessaire aux hommes d’aujourd’hui. » (pp. 489-492).
Nécessaire à quoi ? Mais à la compréhension de la sexualité, voyons !
Lawrence se donne pour mission d’interroger tous les points de vue que l’homme pourrait avoir pour mieux les confronter les uns aux autres. Ainsi, j’ai particulièrement aimé les conversations et questionnements qui peuplent ce roman. La question la plus rabattue est celle de l’amour. Clifford et ses amis en débattent vivement : pour Clifford, le « couchage » est un moyen de « rendre l’intimité plus parfaite », Hammond, lui, soutient que tout ce qui se passe dans la chambre doit rester dans la chambre, Charles May veut faire la cour à toutes les femmes et Tommy Dukes voit le « couchage » comme une « conversation normale et physique, […] un moyen de communiquer. »
Pour certains, on ne peut être « plus près » d’un être qu’« en paroles », avoir une bonne discussion, viser « quelque chose de meilleur, quelque chose de plus haut. » Voilà ce qu’est l’amour : « La promesse paradisiaque : “[…] des hommes avec qui tu pourras causer.” »
Et quand bien même le rapport sexuel serait « inévitable », les choses sexuelles ne seraient que l’aboutissement d’une bonne conversation, « comme le dernier mot passionnant d’une discussion. »
Mais Lawrence ne s'intéresse pas moins à cette grande question que soulève la sexualité féminine. Dans la postface de L’Amant de lady Chatterley, André Malraux écrit donc :
La sexualité féminine lui échappe, l’expérience sexuelle étant intransmissible d’un sexe à l’autre (c’est toujours l’érotisme de l’autre sexe qui est mystérieux). […] Lawrence veut posséder la femme par l’esprit comme par la chair ; il l’interroge par la voix de tous ses personnages et lui consacre le livre qu’il écrit.
Ces longues conversations qui peuvent parfois sembler déséquilibrer le roman vont, selon moi, dans la continuité de ce que Lawrence veut atteindre : la compréhension de la sexualité, notamment de la sexualité féminine. Car en effet, force est de constater que dans ce roman de littérature érotique, les discussions sur l’amour sont plus développées que les scènes d’amour elles-mêmes. Car tel est le but exprimé de Lawrence :
Je travaille toujours à la même chose : rendre la relation sexuelle authentique et précieuse au lieu de honteuse. Et c’est dans ce roman que je suis allé le plus loin. Pour moi, il est beau, tendre et frêle comme le moi dans sa nudité (lettre du 12 avril 1927 à Nancy Pearn).
Loin de moi la pensée que toutes les femmes devraient courir après leurs gardes-chasse et les prendre pour amants ! Loin de moi la pensée qu’elles devraient courir après qui que ce soit !
Car bien au contraire, voilà ce que prône celui qu’on a qualifié de pornographe : l’abstinence pour plus de sagesse. Lawrence appelle à plus de réflexion sur la sexualité : cesser tout acte mécanique et machinal pour réfléchir à sa réalisation.
Il y a eu tant d’action dans le passé ! Il y a eu surtout tant d’action sexuelle, une si fatigante répétition des mêmes choses, sans pensée correspondante, sans compréhension. […] De nos jours, cette compréhension, consciente et entière, est plus importante que l’action elle-même. Après des siècles de ténèbres, l’esprit demande à savoir, et à savoir pleinement.
De nos jours, quand les hommes agissent sexuellement, la moitié du temps ils jouent un rôle. Ils agissent conformément à ce qu’ils croient qu’on attend d’eux. Au contraire, c’est, en réalité, l’esprit qui travaille ; et le corps a besoin d’être provoqué. La raison en est que nos ancêtres ont si assidûment agi sexuellement, sans jamais y penser et y rien comprendre que, maintenant, l’acte tend à devenir mécanisme ennuyeux, décevant, et qu’une fraîche compréhension mentale peut, seule, rafraîchir l’aventure. (pp. 489-492)
Je veux qu’hommes et femmes puissent penser les choses sexuelles pleinement, complètement, honnêtement et proprement. Même si nous ne pouvons pas agir sexuellement à notre pleine satisfaction, sachons, au moins, penser sexuellement avec plénitude et clarté. (pp. 489-492)
Lawrence a ici une pensée très éthique bien que paradoxal : écrire, penser pleinement les choses sexuelles pour pouvoir mieux les réfréner.
Dans la postface de L’Amant de lady Chatterley, André Malraux écrit :
La critique anglaise a vu là surtout un paganisme […] Il n’y a pourtant pas de livre moins hédoniste. Il ne s’agit pas là d’échapper au péché, mais d’intégrer l’érotisme à la vie sans qu’il perde cette force qu’il devait au péché ; de lui donner tout ce qui, jusqu’ici, était donné à l’amour, d’en faire le moyen de notre propre révélation. Lawrence ne veut ni être heureux, ni grand ; il veut être. Et il croit plus important pour lui d’être homme que d’être individu : il s’agit d’être homme – le plus possible. C’est-à-dire de faire de notre conscience érotique, dans ce qu’elle a de plus viril, le système de références de notre vie.
Mais autour de l’histoire de Constance Chatterley, de son garde-chasse et de son mari, un environnement se développe et occupe tout l’espace, tel un quatrième personnage : le monde industriel.
Lors de son séjour en Angleterre en octobre 1925, Lawrence avait été profondément déprimé par l’image que lui offrait son pays en proie à la crise économique. Sa dernière visite dans les Midlands, en mai 1926, fut encore assombrie par la grève générale qui s’était déclenchée en solidarité avec les mineurs auxquels les propriétaires interdisaient l’entrée des puits pour leur faire accepter une baisse de salaire. Finalement les mineurs durent reprendre le travail après sept mois de grève sans avoir rien obtenu et Lawrence ressentit amèrement leur humiliation.
L’Amant de lady Chatterley va être une réaction de survie à cette laideur mortelle de l’Angleterre. Les mineurs représentés dans L’Amant de lady Chatterley ont perdu leur humanité, les corps des ouvriers deviennent des corps-machines, dérivent vers la matière brute, le minéral, le minerai.
Lawrence a aspiré à un idéal de « communauté organique » et de « lien de sang », regrettant l’Angleterre pré-industrielle de l’« ancienne chaleur du sang » et cherchant à entraîner ses disciples à fonder avec lui une communauté utopique. Communauté à la conscience « phallique ».
Lawrence tient donc à faire une distinction fondamentale : L’Amant de lady Chatterley est un roman « phallique », non un roman « de sexe ».
Je crois en la conscience phallique, opposée à la conscience cérébrale irritable dont nous sommes affligés : et quiconque appelle mon roman un roman malpropre de sexe, est un menteur. Ça n’est même pas un roman de sexe : c’est un roman phallique. Le sexe est quelque chose qui existe dans la tête, ses réactions sont cérébrales et ses processus mentaux. Tandis que la réalité phallique est chaleureuse et spontanée et – mais basta ! en voilà assez (lettre du 15 mars 1928 à Curtis Brown).
il ne faut pas penser que je prône le sexe perpétuel. Rien ne m’écœure plus que la promiscuité sexuelle à tort et à travers. […]. À Dieu ne plaise que l’on interprète mon livre comme poussant à une activité sexuelle débridée (lettre du 28 décembre 1928 à Lady Ottoline Morrell).
Dans sa lettre du 15 mars 1928 à Georges R. G. Conway, Lawrence dit même déplorer le sexe.
C’est - dans la seconde moitié au moins – un roman phallique, mais tendre et délicat. […] C’est pourquoi je fais ce livre – et ça n’est pas seulement du sexe. Le sexe est hélas l’un des pires phénomènes aujourd’hui : tout en réaction cérébrale, tout cela provenant des processus et démangeaisons mentaux, et rien de la véritable insouciance et spontanéité phalliques. Mais il y en a dans mon roman.
Lawrence veut libérer le lecteur de la peur du monde adulte, intégrer l’érotisme à la vie, mener le lecteur à retrouver cette fièvre qu’ont perdu les mineurs victimes de l’industrialisation et qui fait d’eux des hommes. Et voilà ce que déplore Lawrence, ce vide, cette stérilité qui contamine l’homme. Et telle est la réelle maladie menaçant le peuple selon Lawrence, et non le livre, ce « ferment nocif » comme l’assimilait au xixe siècle les censeurs.